L’honorable Judy A. White : C’est en tant que fière sénatrice des Premières Nations que j’interviens aujourd’hui en réponse au discours du Trône.
C’est à la fois un honneur et un privilège de siéger dans cette honorable assemblée parmi d’estimés collègues, dans ce lieu où des voix venues de tous les horizons façonnent l’avenir du pays.
Mais le jour du discours du Trône, quand j’ai parcouru la salle du regard et que j’ai vu plusieurs dirigeants autochtones parés de leurs tenues traditionnelles et cérémoniales qui affichaient fièrement leur culture et leur identité, ma fierté a atteint un nouveau sommet. Leur présence était plus que symbolique. Elle était puissante. Ce moment affirmait notre présence, notre résilience et notre place légitime dans le tissu de cette nation.
Je me rappelle sans cesse que c’est à la fois un privilège et une profonde responsabilité de siéger au Sénat, un lieu qui, pendant trop longtemps, ne reflétait pas toute la diversité et la vigueur des peuples qui vivent sur ces terres. Et maintenant, nous sommes 14. Le cercle commence à se refermer, et les voix des Premières Nations, des Inuits et des Métis se font entendre dans des espaces où elles étaient autrefois interdites ou réduites au silence.
Notre présence est un rappel que les peuples autochtones ne sont pas en marge de l’histoire du Canada; nous sommes en son cœur. Nous sommes des partenaires des traités. Nous avons des droits. Nous avons une relation de nation à nation. Malgré les tentatives de nous éliminer, nous sommes ici et nous nous tenons fièrement sur ces terres dont nous sommes les gardiens depuis des temps immémoriaux.
Par conséquent, il est impératif que les peuples autochtones, en tant que titulaires de droits et nations distinctes, soient présents lors du discours du Trône. Ces cérémonies ne sont pas que des formalités historiques. Ce sont des obligations constitutionnelles qui nous obligent à réaffirmer les relations qui sont à la base de ce pays. Les traités ne sont pas des événements ponctuels du passé. Ce sont des ententes évolutives fondées sur le respect mutuel et le dialogue continu.
Certains traités entre la Couronne et les nations autochtones ont été conclus à l’origine en 1701 et sont communément qualifiés de traités historiques. Cependant, cela ne veut pas dire que ces documents peuvent être considérés comme de l’histoire ancienne et qu’ils ont en quelque sorte moins d’incidence sur les peuples autochtones aujourd’hui. Les traités représentent des engagements continus et des garanties sans équivoque de droits aux terres et à d’autres avantages pour les peuples autochtones. Ce sont des accords actifs qui existent en continuité et qu’il faut respecter en tout temps.
Les traités sont le fondement des relations respectueuses avec les peuples autochtones, que le Canada doit réaffirmer à l’ouverture de chaque législature dans le discours du Trône.
Par conséquent, la présence d’Autochtones dans cette enceinte lors d’événements comme le discours du Trône n’est pas seulement protocolaire, elle relève de la Constitution. Elle nous rappelle que l’édification du Canada s’est faite en partenariat avec les Premières Nations et non sans elles, et que ce partenariat exige la reconnaissance et l’inclusion de ces peuples, ainsi que leur participation aux plus hauts niveaux de gouvernance.
Nous reconnaissons que cette adresse est prononcée sur les terres de nos ancêtres, des terres qui ont nourri nos nations pendant des millénaires.
Le discours du Trône et mes observations d’aujourd’hui ont lieu sur le territoire non cédé du peuple algonquin anishinaabeg, qui doit encore faire face aux violences systémiques et coloniales qui ont suivi la colonisation de ce territoire. Il est important de reconnaître que ces terres n’ont jamais été cédées à la Couronne, et nous devons reconnaître notre responsabilité en tant que gardiens de cette terre, de ses eaux et de toutes nos relations.
Le discours du Trône reconnaît les Autochtones et affirme que toute vision d’un avenir commun doit nous inclure.
Nous apprécions cette reconnaissance. Cependant, nous rappelons à la Couronne et à ses représentants qu’une réconciliation authentique exige plus que des gestes symboliques. Elle exige la mise en œuvre intégrale du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, tel qu’il est énoncé dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Il ne s’agit pas seulement d’un impératif moral, mais d’une norme internationale qui affirme notre souveraineté et notre droit de décider de ce qui se passe sur nos terres et de l’avenir de notre peuple.
La véritable liberté, celle qui est fondée sur la justice, exige la pleine reconnaissance et l’application de ce principe. Le gouvernement du Canada définit le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause comme suit :
[…] processus qui sont exempts de toute manipulation ou coercition, éclairés par des renseignements adéquats et opportuns, et qui ont lieu suffisamment avant une décision pour que les droits et les intérêts des Autochtones puissent être intégrés ou abordés efficacement dans le cadre du processus décisionnel […]
Il ne s’agit pas d’une suggestion. Il s’agit d’une obligation légale et d’un impératif moral, découlant d’une norme inscrite dans le droit international et faisant partie intégrante de notre engagement à l’égard de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Il s’agit d’une voie à suivre qui préserve la souveraineté autochtone et favorise un véritable partenariat.
Pourtant, comme bon nombre des collègues qui siègent au Comité des peuples autochtones avec moi s’en souviendront, nous recevons constamment des témoignages d’Autochtones qui ont subi des violations de leur droit au consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause. À d’innombrables reprises, le Canada a manqué à son devoir de mener des consultations appropriées auprès des Autochtones et a traité la consultation comme une simple case à cocher plutôt que comme un véritable processus de dialogue et d’élaboration des politiques et des projets de loi en partenariat.
Le discours du Trône fait référence au « Grand Nord fort et libre », mais pour de nombreuses Premières Nations, ce territoire n’est pas libre; il a été volé. On n’a pas demandé notre consentement. On a réduit nos voix au silence. On n’a pas tenu compte de nos lois. Le territoire a été occupé et divisé, trop souvent sans notre consentement et à un prix élevé pour nos communautés, nos cultures et les générations subséquentes.
Les Premières Nations ont été exploitées tout au long de l’histoire de notre pays. La colonisation a dépossédé les nations autochtones de leurs territoires, a supprimé leurs systèmes de gouvernance et a tenté d’effacer leurs identités. La véritable liberté consiste à se libérer de l’héritage du colonialisme. Elle signifie la restitution des terres, la reconnaissance de nos lois et de nos systèmes de gouvernance, le respect des traités et de véritables partenariats fondés sur l’égalité et le respect.
Aujourd’hui, les préjudices coloniaux persistent sous différentes formes, notamment la surincarcération des Autochtones, la crise des femmes et des filles autochtones disparues ou assassinées, la dégradation de nos terres et le déni de nos droits inhérents. En cette ère nouvelle marquée par le patriotisme, les affirmations de la souveraineté du Canada et les discussions sur l’édification de la nation, nous ne devons pas oublier que les ténèbres du passé continuent de hanter le présent. Nous devons rester fermes et confronter la réalité dans notre engagement envers une réconciliation réelle et véritable. Pour confronter la réalité, nous devons être prêts non seulement à reconnaître ces vérités, mais aussi à agir avec courage et conviction.
J’aimerais maintenant parler d’un élément de ma culture. Dans leur culture, les Mi’kmaqs ont un principe, celui du « double regard », que j’aimerais comparer à la « confrontation de la réalité » évoquée par Sa Majesté le roi Charles III dans le discours du Trône. Le double regard est un principe directeur inventé par l’aîné Albert Marshall. Il fait référence à la capacité de voir d’un œil avec les forces du savoir autochtone et de l’autre avec les forces du savoir occidental, tout en utilisant les deux yeux ensemble pour le bien de tous. L’aîné mi’kmaq Albert Marshall, d’Eskasoni, en Nouvelle-Écosse, le décrit ainsi :
Le double regard nous apprend à reconnaître la valeur de multiples modes de connaissance. Avec un œil, nous tirons parti du savoir autochtone, qui est ancré dans les liens, le territoire et le monde spirituel. Avec l’autre œil, nous tirons parti des perspectives scientifiques occidentales. L’objectif n’est pas de choisir l’une ou l’autre des visions, ni d’en faire une seule, mais de respecter et d’utiliser les deux là où elles sont les plus fortes.
Nous sommes donc invités à appréhender le monde du point de vue autochtone et du point de vue occidental, plutôt que de fusionner les deux en une seule approche. Le double regard respecte les forces de chacune des visions et souligne l’importance de l’apprentissage mutuel. Il encourage le respect mutuel et l’intégration de la sagesse autochtone et des connaissances scientifiques pour s’attaquer aux problèmes modernes complexes, en particulier dans les dossiers de la gérance de l’environnement et de la santé.
De façon semblable, un « regard lucide » renvoie généralement à un état d’esprit ou un point de vue réaliste et honnête, dépourvu d’illusions et de vœux pieux. Il met l’accent sur la nécessité de confronter la réalité telle qu’elle est, de reconnaître sa complexité et de prendre des décisions fondées sur des preuves, le discernement et le détachement émotionnel.
Pendant le discours du Trône, Sa Majesté a parlé du devoir de confronter la réalité, celle du passé et du présent, et elle a invoqué une vision d’unité, de responsabilité et de guérison. Nous affirmons que cette lucidité commence par la vérité — la vérité sur la dépossession des terres autochtones, sur les séquelles du colonialisme et sur la nécessité de respecter les droits des Autochtones, pas seulement en paroles, mais aussi en actes.
Cette approche lucide met l’accent sur la nécessité d’aller au-delà des discours romancés et de voir le monde et l’histoire tels qu’ils sont réellement, avec leurs défis et leurs contradictions. Elle nous invite à reconnaître les vérités pénibles et à agir de manière responsable, en particulier en ce qui concerne le patrimoine, l’environnement et la justice sociale. Dans cette enceinte, le roi a souligné qu’il nous fallait confronter la réalité, car notre monde n’a jamais été aussi dangereux et instable, et que le Canada était confronté à des défis qui, de notre vivant, sont sans précédent.
Dans un monde marqué par la complexité et l’introspection historique, il n’a jamais été aussi vital d’appeler les gens à considérer les questions avec clarté et humilité. Deux cadres distincts, mais philosophiquement harmonisés — la notion de lucidité exprimée par Sa Majesté et le principe mi’kmaq du double regard —, offrent des moyens complémentaires d’aborder la vérité, la réconciliation et le progrès. Ces deux cadres encouragent l’équilibre et l’humilité. Alors que le regard lucide recherche la vérité par la voie d’une honnêteté sans faille, le double regard construit la sagesse par la voie du dialogue et de la coexistence respectueuse de différentes visions du monde. Ainsi, ces deux approches ne peuvent être considérées comme opposées, mais comme complémentaires, chacune nous invitant à une conscience, une responsabilité et une attention supérieures dans notre façon de vivre et d’interagir avec les autres.
Si nous voulons aller de l’avant ensemble en tant que nations, et non en tant que sujets, nous devons en effet porter un regard lucide. Nous devons voir le passé tel qu’il était, le présent tel qu’il est et l’avenir tel qu’il peut être. Cet objectif exigera du courage de la part de la Couronne et de tous les ordres de gouvernement pour aller au-delà de la reconnaissance vers la justice.
Le discours du Trône se veut l’occasion de fixer un cap et d’énoncer les priorités d’un gouvernement. Faites que ce ne soit pas une nouvelle occasion ratée. Faites que ce soit le début d’un nouveau chapitre, un chapitre où l’on honore enfin les traités, où l’on respecte les compétences autochtones et où l’on embrasse un avenir véritablement partagé, construit non pas sur les fondations d’un empire, mais sur les principes du partenariat, de la paix et de la résurgence autochtone.
Honorables sénateurs, la réconciliation ne repose pas uniquement sur de bonnes intentions. Elle se construit par des actes qui rétablissent l’équilibre, qui honorent les traités, qui restituent les terres et qui respectent le champ de compétence des Autochtones. Elle se construit en reconnaissant que les Premières Nations ne sont pas des parties prenantes — nous sommes des ayants droit et nous formons des nations. La Couronne, par l’intermédiaire du Sénat, a la responsabilité de faire respecter cette vérité.
L’avenir que nous envisageons — un avenir partagé — n’est pas un avenir dans lequel nous sommes assimilés ou administrés, mais un avenir dans lequel nous sommes sur un pied d’égalité, les nations autochtones et l’État canadien marchant côte à côte, chacun avec ses propres lois, ses propres cultures et ses propres responsabilités.
Il ne suffit pas d’être vu. Il ne suffit même pas d’être entendu de nos jours. La présence de nos voix doit se traduire par des actions concrètes. Nous devons veiller à ce que la nature de la réconciliation soit à la hauteur des déclarations faites en grande pompe, à ce que les paroles soient suivies de mesures concrètes et à ce que la reconnaissance soit assortie à la reddition de comptes. Nous n’avons pas besoin d’un autre chapitre de paroles creuses. Entamons une nouvelle ère fondée sur le respect, le sens des responsabilités et la compréhension commune suivante : la justice pour les Premières Nations, c’est la justice pour tous.
Pendant que le Parlement établit ses priorités pour la session, soyons lucides et adoptons le principe du double regard pour faire progresser la justice, l’équité et l’autodétermination des peuples autochtones. Que ce soit au moyen de politiques en matière de logement, d’eau potable, d’éducation ou de mise en œuvre réelle de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, nous avons du travail à accomplir. Relevons ce défi avec courage et humilité. N’oublions jamais l’image des dirigeants autochtones, fiers de leurs traditions, se tenant debout là où nous avons toujours eu notre place, c’est-à-dire au cœur du pouvoir, de la culture et des possibilités de ce pays.