Deuxième lecture du projet de loi S-206, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant

Par: L'hon. Marty Klyne

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Alexandra Bridge across the Ottawa River, Ottawa

L’honorable Marty Klyne : Honorables sénateurs, je tiens tout d’abord à remercier le sénateur Varone pour son discours captivant, instructif et divertissant.

Je prends la parole aujourd’hui pour parler du projet de loi S-206, Loi concernant l’élaboration d’un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant.

Premièrement, je tiens à remercier la sénatrice Pate de ses efforts inlassables pour défendre les Canadiens en proie à la pauvreté, à l’insécurité et à des désavantages systémiques. Ses efforts ont contribué à la tenue d’un débat important dans cette enceinte sur la justice économique et la dignité humaine.

Je soutiens le renvoi de ce projet de loi au comité et j’ai confiance que celui-ci abordera les questions importantes, notamment celles qui permettraient de créer un environnement stimulant et propice à la recherche d’un emploi valorisant pour les personnes sans emploi ou sur le point de le devenir, c’est-à-dire une transition équitable.

L’idée d’un revenu de base garanti suffisant est profondément implantée dans les débats sur la politique sociale au Canada. Elle a refait surface à des moments charnières, lors de bouleversements économiques, de conflits sociaux, de changements technologiques et de l’augmentation des inégalités. Aujourd’hui, au lendemain de la pandémie et dans un contexte d’automatisation croissante, d’intelligence artificielle et de concentration sans précédent des richesses, la notion d’un revenu de base a de nouveau captivé l’imagination du public.

La pandémie a fait ressortir à la fois la force et la fragilité de notre filet de sécurité sociale. Des programmes comme la Prestation canadienne d’urgence ont montré que des mesures d’aide financière directe peuvent être mises en place rapidement pour répondre à des besoins urgents. Là était l’objectif : verser rapidement de l’argent aux Canadiens et aux entreprises canadiennes admissibles, sans formalités administratives ni obstacles bureaucratiques, afin d’éviter une crise financière comme celle de 2008. Cependant, les mesures d’aide liées à la pandémie ont également mis en évidence les lacunes de notre système d’assurance-emploi et souligné à quel point le travail est devenu précaire pour de nombreux Canadiens. Parallèlement, ces programmes ont révélé des vulnérabilités, notamment les risques de fraude, les inefficacités et les effets dissuasifs involontaires.

Maintenant que la pandémie est derrière nous, les changements technologiques remodèlent profondément le monde du travail. La robotique, l’impression 3D et l’intelligence artificielle augmentent considérablement la productivité, mais elles réduisent aussi la sécurité d’emploi dans certains secteurs, notamment l’industrie manufacturière, la construction, les transports et le commerce de détail. Aujourd’hui, même les emplois fondés sur le savoir, autrefois considérés comme sûrs — dans les domaines du droit, de la médecine, de la finance et des industries créatives — sont menacés par l’intelligence artificielle générative.

Les chiffres donnent à réfléchir. Des études estiment que près de la moitié des emplois actuels sont menacés par l’automatisation d’ici deux décennies. La firme McKinsey prévoit que 45 % des tâches actuelles pourraient déjà être automatisées et que 60 % des professions pourraient voir au moins un tiers de leurs tâches remplacées par les technologies existantes. Des économistes chevronnés sonnent l’alarme : ces tendances pourraient déplacer des millions de travailleurs, faire baisser les salaires et creuser les inégalités, en particulier pour ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures ou qui ne possèdent pas de compétences adaptables.

Les Canadiens suivent la question de près. D’après un sondage récent, 32 % d’entre eux considèrent le revenu de base garanti comme le moyen le plus efficace d’atténuer l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi, 26 % sont favorables à des investissements importants dans le recyclage professionnel et 22 % souhaitent que l’adoption rapide de l’intelligence artificielle soit limitée. Les Canadiens attendent clairement de leur gouvernement non seulement qu’il gère les aspects techniques de l’intelligence artificielle, mais qu’il les protège contre les répercussions humaines de celle-ci.

Dans ce contexte, un revenu de base garanti, une stabilité financière permettant à chaque personne de vivre dignement indépendamment de son emploi, présente un attrait compréhensible. Cela nous oblige à réfléchir à ce que nous devons les uns aux autres à une époque de bouleversements. Mais nous devons également nous poser la question suivante : si nous nous contentons de fournir un revenu garanti, sommes-nous satisfaits de cette solution à long terme?

Le travail, c’est plus qu’un chèque de paie. Il nous donne une identité, un sentiment d’appartenance et une raison de nous lever le matin. La productivité du Canada dépend de sa main-d’œuvre. Les travailleurs contribuent à la productivité du Canada en fournissant la main-d’œuvre essentielle et en l’enrichissant grâce à leurs compétences, leur formation et leur efficacité, qui sont cruciales pour générer de la production économique et stimuler la croissance économique à long terme.

Un paiement universel risque de dissocier le revenu de la contribution. Si les gens sont définitivement retirés du marché du travail, cela pourrait affaiblir la productivité et l’engagement social. D’autre part, si le revenu de base complète un salaire plutôt que de le remplacer, il devient extrêmement coûteux.

Nous devrions chercher avant tout à aider les Canadiens à acquérir les compétences et la formation dont ils ont besoin pour réintégrer le marché du travail, au lieu de mettre l’accent sur l’octroi de paiements sans condition. Le comité devrait donc examiner l’incidence qu’un revenu minimum garanti pourrait avoir sur la motivation, le développement des compétences et la participation au marché du travail, non seulement chez les bénéficiaires, mais aussi chez ceux qui se situent juste au-dessus du seuil d’admissibilité.

D’autres pays se sont débattus avec des défis similaires. En réponse aux inquiétudes liées à l’emploi et à l’automatisation, l’Allemagne a investi massivement dans la fabrication de pointe — elle a pris les bouchées doubles, en fait — et elle a rapatrié certaines parties de sa chaîne de valeur. Elle a ainsi renforcé à la fois son économie et la résilience de sa main-d’œuvre. La Chine a mis en œuvre des mesures similaires et elle connaît actuellement une pénurie de main-d’œuvre.

Dans cette optique, je voudrais souligner huit points supplémentaires à l’intention du comité. Nous pénétrons ici dans le domaine du sénateur Varone.

Le premier point concerne la cohésion sociale et la « politique de l’envie ». L’économiste Greg Mason, de l’Université du Manitoba, nous prévient que la plupart des recherches sur le revenu universel de base se concentrent uniquement sur le comportement des bénéficiaires sans examiner l’attitude de ceux qui n’ont pas droit à ce revenu.

Les gens dont les revenus dépassent légèrement le seuil fixé peuvent avoir le sentiment que la situation est injuste, ce qui crée une dynamique que Mason appelle la « politique de l’envie ». Un tel ressentiment pourrait nuire à la cohésion sociale et à l’appui du public envers cette mesure.

L’équité ne porte pas seulement sur la conception des politiques : c’est aussi une question de perception.

Les Canadiens doivent considérer que tout régime de soutien du revenu est équitable, inclusif et encourageant, et non un facteur de division.

Mon deuxième point concerne la viabilité et la réforme fiscale. Le directeur parlementaire du budget estime le coût brut d’un revenu garanti à 107 milliards de dollars cette année, selon un modèle de famille nucléaire et en supposant qu’on abolirait les crédits d’impôt existants pour les personnes à faible revenu. De plus, selon le même rapport, un revenu de base pourrait réduire les revenus d’emplois annuels des personnes à faible revenu de près de 5 milliards de dollars.

La mise en œuvre d’un programme national de revenu garanti serait l’une des réformes sociales les plus coûteuses et les plus complexes de l’histoire du Canada. Elle pourrait nécessiter la suppression de nombreuses exonérations et déductions fiscales et une restructuration en profondeur des régimes fiscaux fédéral et provinciaux. Cela exige une étude approfondie en comité avec les bons témoins experts.

Mon troisième point concerne l’équité et les investissements ciblés. L’égalité des revenus ne signifie pas l’égalité des chances. Selon le rapport de 2021 du directeur parlementaire du budget, avec un revenu de base uniformisé, une famille monoparentale à faible revenu perdrait plus de 5 300 dollars par an par rapport à des prestations ciblées.

L’analyse mise à jour pour 2025 prévoit la suppression de programmes comme le crédit d’impôt pour personnes handicapées, le crédit canadien pour aidant naturel, le crédit d’impôt pour frais médicaux et les indemnités pour accidents du travail, qui constituent tous des mesures de soutien essentielles pour les Canadiens en difficulté.

Le remplacement de ces programmes risque de nuire à ceux-là mêmes que nous voulons aider. Nous avons déjà constaté les conséquences d’une telle approche : le Programme ontarien des services en matière d’autisme est passé d’un système de mesures d’aide ciblées à un système de montants forfaitaires et, malgré le fait qu’on ait doublé son budget, le programme a laissé de nombreuses familles en difficulté. C’est l’évidence même : les politiques universelles ne peuvent pas remplacer les mesures de soutien fondées sur les besoins sans aggraver la situation des personnes ayant des besoins particuliers.

Mon quatrième point concerne les implications constitutionnelles et intergouvernementales. L’aide sociale relève principalement des provinces. Un revenu garanti administré par le gouvernement fédéral nécessiterait des négociations complexes avec les provinces et les territoires et pourrait entraîner une restructuration des transferts fédéraux.

Le comité devrait se pencher sur la manière dont le partage des coûts entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux pourrait être conçu et déterminer si les premiers ministres ont la volonté politique de mener à bien une telle transformation dans le climat financier actuel.

Le cinquième point porte sur les leçons tirées de la Prestation canadienne d’urgence, ou PCU, et de l’assurance-emploi. La PCU a fourni une aide d’urgence cruciale pendant la pandémie, à hauteur de 2 000 $ par mois pour les Canadiens qui ont perdu des revenus. Toutefois, il ne faut pas confondre son succès avec la faisabilité d’un programme permanent. Au contraire, cette expérience souligne le besoin de moderniser l’assurance-emploi.

L’assurance-emploi reste essentielle pour protéger le niveau de vie acquis à l’aide du travail et prévenir la pauvreté grâce à une aide temporaire contributive. Une révision complète de l’assurance-emploi, réalisée en collaboration avec les entreprises et les syndicats, pourrait permettre d’atteindre bon nombre des objectifs de stabilité et de dignité qu’on cherche à atteindre au moyen du revenu de base, sans pour autant démanteler notre cadre fiscal actuel. Le travail accompli par l’ancienne sénatrice Diane Bellemare dans ce domaine pourrait s’avérer précieux pour le comité.

Ma prochaine préoccupation a trait aux Canadiens marginalisés. Environ 10 % des Canadiens ne produisent pas de déclaration de revenus et ne sont donc pas pris en compte dans les données sur lesquelles le calcul des paiements du revenu de base reposerait. Paradoxalement, ce sont souvent ces personnes qui ont le plus besoin d’aide. Le comité devrait étudier comment joindre les personnes qui échappent au régime fiscal et quels mécanismes permettraient d’assurer l’exactitude, la reddition de comptes et l’intégrité du programme.

Le septième point concerne la possibilité d’envisager des solutions de rechange. L’opinion publique suggère que les Canadiens préfèrent des programmes ciblés liés à l’emploi plutôt que des transferts universels. Un sondage Angus Reid a révélé que 59 % des Canadiens sont en faveur d’un programme de garantie pour la jeunesse où les Canadiens de moins de 30 ans obtiennent un accès au marché du travail, que 65 % sont en faveur d’un programme de cheminement professionnel pour tous les chômeurs canadiens et que 74 % sont en faveur d’un programme de formation professionnelle pour tous les Canadiens.

Mon dernier point porte sur la promesse et le péril d’une idée simple. Comme l’a fait remarquer le professeur David Green, président du Basic Income Panel de la Colombie-Britannique :

Si nous voulons nous attaquer à la pauvreté, quel moyen plus simple [y a-t-il] de procéder que d’envoyer à tout le monde un chèque qui équivaut au seuil de la pauvreté? […] Le problème, c’est quand on s’approche du but et qu’on se demande comment on pourrait mettre ce type de programme en œuvre.

Le revenu de base est souvent considéré comme une panacée, une solution miracle, qui devrait réduire la pauvreté, améliorer la santé, accroître l’éducation et renforcer les collectivités. Cependant, aucune politique ne peut à elle seule atteindre tous ces objectifs.

Chers collègues, ma mise en garde au sujet du revenu minimum garanti ne doit pas être interprétée comme un signe de complaisance. Nous devons lutter contre la pauvreté, les inégalités et l’insécurité économique, mais nous devons le faire au moyen de mesures ciblées, fondées sur des données probantes et axées sur la collaboration.

Le présent débat porte sur le genre de société que nous voulons bâtir. L’automatisation et l’intelligence artificielle redessinent notre monde. La pandémie a mis au jour des vulnérabilités que nous ne pouvons pas ignorer. Les Canadiens réclament la sécurité, la dignité et des possibilités. Un revenu garanti suffisant est l’une des réponses possibles, mais ce n’est pas une réponse simple. Cette solution touche aux fondements mêmes de notre économie, de notre fédération et de notre contrat social. Voilà pourquoi j’appuie le renvoi de ce projet de loi au comité pour qu’il fasse l’objet d’une étude attentive et exhaustive. Quand les chiffres seront disponibles, nous verrons alors peut-être la situation tout autrement.

Que l’étude de ce projet de loi soit guidée par des données factuelles, par la compassion et par la prudence pour que, quelle que soit la voie empruntée par le Parlement, celle-ci renforce tant les fondements économiques que le tissu social de notre pays.

Merci, hiy kitatamîhin.

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