L’honorable Marty Klyne : Honorables sénateurs, Nelson Mandela a dit : « Priver les gens de leurs droits fondamentaux revient à contester leur humanité. » Je prends la parole afin de participer au débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-218. Il s’agit de la proposition du sénateur Harder de modifier la Loi constitutionnelle de 1982 afin d’établir des conditions à respecter pour pouvoir invoquer la disposition de dérogation au Parlement fédéral.
Autrement dit, le débat vise à déterminer s’il faut faire en sorte qu’il soit plus difficile pour le Parlement d’invoquer l’article 33 de la Charte pour porter atteinte à des droits de la personne protégés par la Constitution et prévus dans les lois fédérales canadiennes.
À l’étape de la deuxième lecture, nous débattons du principe du projet de loi. J’appuierai le renvoi de ce projet de loi au comité. Merci, sénateur Harder, d’avoir lancé le débat.
Aujourd’hui, j’emprunte le style d’un futur témoin vedette qui sera entendu au sujet de ce projet de loi, l’honorable Brent Cotter, et je vais parler de cinq sujets: premièrement, le contenu du projet de loi S-218; deuxièmement, l’importance de faire respecter, dans les domaines de compétence fédérale, les droits qui sont garantis par la Charte et qui ne peuvent être limités en vertu de l’article 1 de la Charte que si la limite est justifiable dans une société libre et démocratique; troisièmement, les développements en Saskatchewan; quatrièmement, l’exemple utile des cadres international et canadien relatifs au respect les droits de la personne dans l’exercice des droits collectifs par les gouvernements autochtones; cinquièmement, deux questions que ce projet de loi soulève et qui devraient être prises en considération dans l’étude des amendements potentiels.
Commençons par le contenu du projet de loi S-218. Rappelons que ce projet de loi propose plusieurs conditions à respecter pour que le Parlement puisse invoquer la disposition de dérogation.
Le projet de loi prévoit les conditions suivantes : un projet de loi attentatoire doit obligatoirement prendre naissance à la Chambre des communes et y être présenté par un ministre; il ne peut être présenté que si la Cour suprême a déjà déclaré, en réponse à un renvoi, que le projet de loi porterait atteinte à un droit ou une liberté garanti par la Charte; il doit comprendre, en préambule, une déclaration sur la violation proposée et les motifs qui la justifient; le ministre qui présente un projet de loi attentatoire dépose à la Chambre des communes un énoncé qui, d’une part, expose les effets que pourrait avoir le projet de loi sur un droit ou une liberté garanti et, d’autre part, les motifs pour lesquels il ne serait pas possible de justifier la violation en invoquant l’article 1; aucune motion visant à limiter la durée du débat et à forcer le vote sur un projet de loi attentatoire ne peut être présentée ni dans l’autre endroit ni au Sénat; un projet de loi attentatoire ne peut être étudié par aucun comité plénier; enfin, une motion portant troisième lecture d’un projet de loi attentatoire à la Chambre des communes ne peut être adoptée que si elle est appuyée à la fois par les deux tiers des députés, et ces députés doivent appartenir à au moins deux partis reconnus.
Le projet de loi S-218 établirait ces conditions en modifiant la Loi constitutionnelle de 1982, grâce à la formule de modification unilatérale par le gouvernement fédéral qui est prévue à l’article 44 de cette loi, et j’en parlerai davantage tout à l’heure.
À mon avis, les modifications proposées dans le projet de loi renforceraient la responsabilité, la transparence, la diligence raisonnable et la proportion des voix nécessaire à l’échelon fédéral pour porter atteinte aux droits garantis par la Charte. Le gouvernement fédéral conserverait la possibilité d’invoquer la disposition de dérogation pourvu que la situation soit exceptionnelle et qu’il obtienne l’appui d’une proportion suffisante de députés et de sénateurs.
Bien entendu, s’ils le souhaitent, les provinces et les territoires sont libres de définir leurs propres conditions pour limiter le recours à la disposition de dérogation.
Je passe à mon deuxième point, l’importance de faire respecter les droits garantis par la Charte dans les domaines de compétence fédérale, y compris avec des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, comme le prévoit l’article 1 de la Charte.
Si un gouvernement ou une assemblée législative prend une mesure qui limite les droits garantis par la Charte en invoquant l’article 1 — la disposition des « limites raisonnables » —, cette mesure doit satisfaire aux critères de l’arrêt Oakes selon une cour de justice. Premièrement, l’objectif de la loi doit être urgent et substantiel. Deuxièmement, la mesure restrictive doit avoir un lien logique avec l’objectif. Troisièmement, la loi ne doit être la moins attentatoire possible pour atteindre son objectif. Quatrièmement, les effets préjudiciables ne doivent pas l’emporter sur ses effets bénéfiques — il doit y avoir proportionnalité.
Contrairement à l’article 1, la disposition de dérogation semble accorder au Parlement un pouvoir pratiquement illimité de passer outre aux droits et libertés contenus dans les articles 2 et 7 à 15 de la Charte. Ces articles comprennent la liberté de religion, de croyance, d’expression et de la presse; la liberté de réunion pacifique; la liberté d’association; le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne; la protection contre les fouilles ou les saisies abusives; les droits liés à la détention et aux affaires pénales, comme l’habeas corpus, la présomption d’innocence et le droit de ne pas faire l’objet d’une peine cruelle et inusitée; les droits à l’égalité contre la discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Sénateurs, ces valeurs sont fondamentales pour la dignité humaine, la liberté et le bien-être. La Charte canadienne des droits et libertés de 1982 est le fruit d’un consensus mondial relatif sur les droits de la personne apparu dans la foulée des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. Parmi les développements connexes, mentionnons la Déclaration universelle des droits de l’homme, rédigée principalement par l’avocat canadien John Peters Humphrey et adoptée par l’ONU en 1948, ainsi que la Déclaration canadienne des droits de 1960.
Aujourd’hui, les droits garantis par la Charte sont au cœur de la société canadienne, car ils limitent les pouvoirs du gouvernement, maintiennent la justice, préservent la liberté et servent d’exemple pour le monde entier. Cependant, les droits et libertés individuels doivent souvent être conciliés avec les droits et objectifs collectifs.
C’est pourquoi, comme je l’ai mentionné, l’article 1 de la Charte autorise les assemblées législatives fédérale, provinciales et territoriales du Canada à imposer des limites raisonnables aux droits que j’ai énumérés.
Pour sa part, la disposition de dérogation permet de porter atteinte aux droits fondamentaux au-delà de ces limites raisonnables. Cela signifie, par extrapolation, qu’elle peut être utilisée pour outrepasser les droits de la personne sans qu’il y ait d’objectif urgent et substantiel ni de lien rationnel avec l’objectif, en utilisant une approche inutilement lourde pour atteindre l’objectif, et d’une façon qui entraînerait beaucoup plus de préjudices que d’avantages, selon les éléments de preuve et le jugement de la Cour suprême. Dans ce contexte, je me tourne vers la situation en Saskatchewan.
En 2023, l’Assemblée législative de la Saskatchewan a adopté le projet de loi 137, qui exige un consentement lorsque des élèves de moins de 16 ans souhaitent utiliser le nom ou pronom de leur choix à l’école. Pour adopter ce projet de loi, le gouvernement a eu recours à la disposition de dérogation de manière préventive pour contourner plusieurs articles de la Charte. Cette année, la Cour d’appel de la Saskatchewan a statué que la Cour du Banc du Roi pouvait toujours se prononcer sur la conformité de la loi avec la Charte. Le gouvernement de la Saskatchewan n’a pas admis que le projet de loi 137 limite les droits garantis par la Charte.
Personnellement, je suis ouvert à l’idée de trouver un équilibre entre les droits parentaux et les droits des jeunes sur cet aspect.
J’ai aussi été touché par le discours percutant du sénateur Wilson sur ce projet de loi. En général, quel que soit le sujet, j’aimerais que le législateur tente de respecter les limites raisonnables prévues à l’article 1 avant de recourir à la disposition de dérogation, s’il le juge justifié. Après tout, la disposition de dérogation pourrait ne pas être nécessaire pour atteindre un objectif donné, et une approche sur mesure pourrait être préférable.
Comme l’a expliqué le sénateur Cotter à propos de la disposition de dérogation le 31 octobre dernier, lors d’une intervention sur une motion connexe :
Elle délégitime de façon anticipée de nombreux droits et, implicitement, la valeur de l’article 1 — la disposition sur les conditions permettant de restreindre un droit —, et la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, qui a élaboré une approche sophistiquée de l’article 1.
Je suis d’accord avec le très honorable Brian Mulroney, qui a dit :
Selon moi, l’épine dorsale de notre démocratie, ce qui fait la force de notre démocratie, c’est l’indépendance du système judiciaire et la confiance envers ce système au Canada […]
Il a ajouté, à propos de la disposition de dérogation : « Comment diable une telle chose a-t-elle pu se retrouver dans notre Constitution […] »
Oui, vous pouvez en rire.
À mon avis, il est prudent de continuer de considérer la disposition de dérogation comme une mesure exceptionnelle. Nous ne devons jamais normaliser les violations des droits de la personne au Canada. N’oublions pas que même les mesures prises en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence, par exemple lors d’une attaque terroriste ou d’une guerre, doivent être conformes à la Charte.
Je passe à mon quatrième sujet à titre d’exemple : le cadre international et canadien concernant la défense des droits individuels de la personne et l’exercice des droits collectifs sur les territoires autochtones.
En 2007, les Nations unies ont adopté la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones en tant que cadre juridique international pour les droits collectifs des peuples autochtones. En 2021, avec le projet de loi C-15, le Parlement a inscrit la Déclaration dans une loi fédérale. La déclaration précise notamment que les droits collectifs doivent être exercés de manière à respecter les droits individuels. L’article premier dit ceci :
Les peuples autochtones ont le droit, à titre collectif ou individuel, de jouir pleinement de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnus par la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et le droit international relatif aux droits de l’homme.
Par conséquent, les différentes nations autochtones doivent exercer leur autodétermination, y compris leurs droits culturels collectifs, en équilibre avec les droits individuels énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Au Canada, l’adhésion des instances autochtones à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, aussi bien les droits collectifs qu’individuels, est un exemple positif dans notre fédération.
Honorables sénateurs, j’en arrive à mon cinquième sujet, à savoir deux questions soulevées par ce projet de loi au sujet d’éventuelles modifications. Ces questions sont soumises à l’examen du parrain du projet de loi, des universitaires du Sénat et d’ailleurs et, espérons-le, du Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, qui bénéficie de témoignages d’experts.
Ma première question, d’ordre juridique, porte sur la formule de modification unilatérale. En résumé, aux termes de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, le Parlement ne peut modifier unilatéralement la Constitution que pour les dispositions relatives « au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes ». Toutefois, ce pouvoir est assujetti aux articles 41 et 42.
L’article 41, qui exige l’unanimité des provinces et des deux Chambres du Parlement, ne semble pas pertinent dans le cas du présent projet de loi. L’article 42 prévoit la procédure normale pour certaines modifications, c’est-à-dire l’appui d’au moins sept provinces représentant au moins 50 % de la population du Canada. Il convient de noter que l’alinéa 42(1)b) prévoit la procédure normale pour les modifications touchant « les pouvoirs du Sénat ».
Dans sa décision de 2014 dans l’affaire Renvoi relatif à la réforme du Sénat, la Cour suprême a clarifié la manière dont l’article 44 peut être utilisé :
Elle ne permet pas les modifications mettant en cause les intérêts des provinces en modifiant la nature fondamentale ou le rôle du Sénat.
Ma première question est donc la suivante : le fait de limiter le pouvoir de présenter un projet de loi attentatoire à un ministre à la Chambre des communes modifie-t-il la nature ou le rôle fondamental du Sénat et, par conséquent, dépasse-t-il le champ d’application de la procédure unilatérale fédérale de modification constitutionnelle prévue par l’article 44?
Bien que je ne sois aucunement juriste, je réponds par la négative à cette question. D’une part, la principale fonction du Sénat consiste à effectuer un second examen objectif. De l’autre, on n’a jamais invoqué la disposition de dérogation au fédéral. Il semble donc exagéré de considérer la présentation de projets de loi attentatoires comme un élément fondamental de la nature ou du rôle du Sénat. Toutefois, si la réponse à cette question est affirmative, on pourrait modifier cette exigence.
Ma deuxième question — qui est, elle, d’ordre procédural — porte sur le recours à l’attribution de temps pour faire adopter un projet de loi attentatoire dans les deux Chambres. Même si on peut utiliser une telle procédure pour couper court à un débat, on peut aussi s’en servir pour remédier aux retards excessifs. J’en ai été témoin. Je ne crois pas que l’objectif ici est d’accorder à une minorité parlementaire un droit de veto procédural qui lui permettrait de bloquer la tenue de tout vote.
Ma deuxième question est donc la suivante : est-ce qu’interdire le recours à l’attribution de temps permettrait à une minorité parlementaire de bloquer un vote sur un projet de loi attentatoire? Si la réponse est « oui », plutôt que d’interdire l’attribution de temps, on pourrait adopter un amendement visant à établir une période minimale de débat avant le vote, par exemple un certain nombre de jours, comme dans les règles du Sénat relatives au vote sur les rapports du Comité sur l’éthique.
Si je soulève ces questions, c’est parce que j’appuie le renvoi de ce projet de loi au Comité sénatorial des affaires juridiques pour un examen approfondi. Autrement dit, mettons les professionnels du droit là-dessus et voyons si c’est faisable.
Pour conclure, je note que l’interprétation de la disposition de dérogation est actuellement devant la Cour suprême. Toutefois, l’interprétation de la disposition existante est distincte de la question ici, qui est de savoir si ce projet de loi protégerait mieux les droits garantis par la Charte au niveau fédéral. C’est le cas, et c’est pourquoi j’appuie son renvoi au comité.
Merci. Hiy kitatamihin.