L’honorable Diane Bellemare : Je prends la parole aujourd’hui en faveur du projet de loi C-228.
Il était plus que temps que l’on reconnaisse l’injustice sociale qui perdure pour les pensionnés et futurs retraités d’un régime de pension agréé à prestations déterminées lors d’une faillite d’entreprise.
Le projet de loi C-228 répond à cette importante préoccupation qui fait l’unanimité chez les parlementaires de l’autre endroit.
Néanmoins, notre travail au Sénat est d’entreprendre une réflexion de deuxième niveau. C’est pourquoi, comme membre du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie, je tiens à partager avec tous ceux et celles qui n’ont pas participé à l’étude du comité les réflexions de plusieurs témoins sur ce projet de loi et les raisons qui justifient mon vote.
Nous avons reçu de nombreux courriels concernant ce projet de loi, nous invitant à l’appuyer rapidement. Comme moi, vous avez compris que ce projet de loi répond aux besoins et réduit l’incertitude de milliers de pensionnés — pour ne pas dire de millions —, puisque ce projet de loi couvre environ 1,1 million d’employés du secteur privé et d’encore plus de personnes qui sont déjà retraitées.
Certains témoignages et mémoires soutiennent qu’il ne faut pas agir avec précipitation. Mes propos visent à faire le point sur ces témoignages.
Premièrement, ce projet de loi ne réglera malheureusement pas tous les problèmes pour les pensionnés et futurs pensionnés du secteur privé. En d’autres mots, le projet de loi C-228 n’est pas la panacée ou le remède universel.
Le projet de loi C-228 vise à empêcher que ne se produisent des cas médiatisés comme la faillite de Sears et d’autres entreprises qui ont entraîné dans la pauvreté les pensionnés et travailleurs âgés qui ont misé sur leur régime d’entreprise pour assurer leurs vieux jours et qui ont subi jusqu’à 30 % de réduction de leur pension.
Le moyen choisi par la marraine de ce projet de loi, la députée Gladu, est de modifier la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies afin de donner, en cas de faillite, la priorité aux pensions de retraite. Je pense à la sénatrice Moncion, la semaine dernière, qui a assez bien expliqué le contexte légal de ce projet de loi.
Toutefois, la protection n’est pas garantie. Comprenons-nous bien : ce n’est pas une assurance de prestations de retraite comme il en existe ailleurs dans le monde. La priorité aux fonds de pension de retraite lors d’une faillite ne garantit pas que la liquidation de l’entreprise permettra le versement intégral des pensions promises.
Une entreprise qui voit venir une faillite pourrait agir en conséquence et faire des paiements spéciaux qui réduiront la valeur recouvrable par le fonds de pension. Le projet de loi C-228 ne prévient pas ces comportements. Le mémoire du Conseil sur le vieillissement d’Ottawa, composé d’une variété d’experts, souligne ce qui suit :
Un problème éthique et financier peut être créé si les entreprises qui approchent de la faillite décident d’épuiser les actifs restants en versant des paiements spéciaux aux dirigeants, aux administrateurs et aux actionnaires. Tout paiement « spécial » ou « inhabituel » à l’un de ces groupes devrait être recouvrable par le fonds de pension s’il est effectué dans un délai spécifié avant la demande de déclaration d’insolvabilité.
Le projet de loi ne prévoit pas cette option.
Par ailleurs, ce projet de loi n’aura d’effets concrets que dans quatre ans. Ce délai est souhaitable par plusieurs gestionnaires des pensions qui auraient souhaité un délai encore plus long — on parle même de 10 ans dans certains mémoires. D’ici là, en cas de récession ou de faillite, les pensionnés et les travailleurs ne seront pas prioritaires avant quatre ans, quand le projet de loi aura reçu la sanction royale. Il faut prévoir un délai de quatre ans avant que cela n’entre en vigueur.
Deuxièmement, la portée du projet de loi C-228 touche peu de personnes par rapport à l’ensemble de l’enjeu relatif aux régimes de pension agréés du secteur privé. Il y a plus de 12 millions de Canadiens qui sont employés dans le secteur privé, mais il y en a peu qui sont touchés par des régimes de pension à prestations déterminées.
Selon les données de Statistique Canada, la proportion des travailleurs qui participent à un régime de pension agréé diminue constamment, passant de 46,1 % en 1977 à 37,1 % en 2019. Cette proportion est restée stable dans le secteur public : 88 % des employés du secteur public ont un régime de pension agréé, alors que la proportion diminue constamment dans le secteur privé pour atteindre aujourd’hui 22,4 %. Deux employés sur dix, dans le secteur privé, bénéficient d’un régime de pension agréé.
Par ailleurs, la proportion de travailleurs qui participent à un régime de pension agréé à prestations déterminées a diminué de manière significative, passant de 34,5 % en 1999 à 24,7 %, au profit des régimes à cotisations déterminées, qui ont augmenté leur couverture de 0,7 % à 5,5 % en 20 ans.
La couverture des régimes de pension agréés à prestations déterminées, comme notre régime de retraite, comme le régime de retraite que le projet de loi C-228 tente de protéger, est restée assez stable dans le secteur public. Elle est passée de 83 % à 80 % en 20 ans. Elle a diminué drastiquement dans le secteur privé, passant de 21,3 % à 8,8 %. Moins d’un travailleur sur dix du secteur privé bénéficie d’un régime de pension agréé à prestations déterminées. Le projet de loi C-228 vise à protéger ces travailleurs et les pensionnés de ces régimes.
Je cite de nouveau le mémoire déposé par le Conseil sur le vieillissement d’Ottawa, qui souligne ce qui suit :
Le système de revenu de retraite du Canada a été conçu en supposant que les régimes de retraite d’employeur joueraient un rôle important pour aider les personnes de revenu moyen à élevé à maintenir leur niveau de vie à la retraite. Le succès dans l’atteinte de cet objectif a été modeste et les tendances récentes sont inquiétantes.
De plus, comme nous l’apprend le mémoire de la Fédération canadienne des retraités, les régimes de pension agréés à prestations déterminées du secteur privé seraient quasiment aux soins palliatifs. Je cite le concept comme suit :
La réalité est qu’aucune institution ne collige les données sur les régimes de retraite privés à prestations déterminées à employeur unique.
La Fédération canadienne des retraités indique également ce qui suit :
Ce que nous savons, selon un sondage de 2022 auprès des organisations membres de la Fédération Canadienne des Retraités, c’est que tous les régimes de nos membres sont « fermés ». Cela signifie que les nouveaux membres ne sont pas autorisés à s’inscrire. En fait, la plupart de ces régimes sont fermés depuis une vingtaine d’années. Notre enquête a également montré qu’il y a beaucoup plus de participants retraités que de participants actifs à ces régimes. Pour 6 retraités, il n’y a qu’un seul membre actif (c’est-à-dire à l’emploi).
D’autres mémoires provenant du milieu des gestionnaires de fonds de pension affirment que le projet de loi C-228 pourrait avoir comme effet d’accélérer la disparition des régimes de pension agréés à prestations déterminées dans les entreprises. Cela semble déjà fait. Ils soutiennent également que d’autres moyens existent pour protéger ces pensions.
En résumé, l’enjeu des régimes de retraite est complexe et, pour ajouter à la complexité, les enjeux financiers sont énormes. Cela m’a fait sursauter quand j’ai vu ces chiffres. Selon Statistique Canada, en 2019, les cotisations totales des employeurs et des employés à un régime de pension agréé, ou RPA, qui n’est pas un régime public, ont atteint 71,1 milliards de dollars. En 2019 également, la valeur marchande de tous les actifs des régimes de pension agréés a dépassé 2 100 milliards de dollars, soit 2,1 billions de dollars. C’est la valeur du PIB du Canada. Bien évidemment, ces enjeux soulèvent beaucoup de questions.
Pourquoi voter rapidement en faveur du projet de loi C-228 si les enjeux sont si complexes et si d’autres solutions existent?
Certains mémoires du Conseil sur le vieillissement d’Ottawa, dont les membres sont composés d’experts et d’anciens syndicalistes, recommandent que nous prenions notre temps afin de proposer des solutions durables. Voici ce qu’ils ont dit :
[…] le projet de loi C-228 crée un véritable dilemme. D’une part, les participants survivants aux régimes à prestations déterminées bénéficieront d’une protection accrue — mais pas complète — lorsque l’employeur/promoteur de leur régime à prestations déterminées deviendra insolvable. D’un autre côté, comme les membres du Comité en ont été avertis, il y a aussi les raisons de croire que le projet de loi C-228 pourrait contribuer à réduire davantage la couverture des régimes à prestations déterminées.
Chers collègues, peut-être vous demandez-vous si cette menace est vraiment possible. Le raisonnement est simple. Une fois le projet de loi en vigueur, la priorité accordée aux prestations de retraite ferait augmenter le coût d’emprunt des entreprises auprès des institutions financières, puisque le risque financier pour les institutions financières de ne pouvoir récupérer leur mise en cas de faillite augmente, parce qu’elles ne sont plus prioritaires. Bref, si les coûts d’emprunt augmentent, les entreprises vont mettre fin, comme plusieurs le font actuellement, aux régimes à prestations déterminées au profit de régimes à cotisations déterminées, qui ne présentent pas les mêmes contraintes pour les prêteurs.
Selon les experts du Conseil sur le vieillissement d’Ottawa, les parlementaires doivent faire un choix politique difficile. Voici ce qu’ils ont affirmé :
Ce choix politique serait difficile en toutes circonstances. Mais ce choix est particulièrement difficile étant donné qu’à notre connaissance, il n’existe aucune analyse dans le domaine public qui aiderait à comprendre les conséquences du choix. Les projets de loi importants, comme le projet de loi C-228, ne devraient pas atteindre le stade d’adoption atteint par le projet de loi C-228, sans qu’il y ait eu un soutien analytique substantiel dans le domaine public afin que les députés et le grand public puissent comprendre leurs conséquences.
Pour ajouter à la difficulté de nos décisions, d’autres témoignages ont affirmé que le projet de loi C-228 pourrait nuire aux investissements étrangers ainsi qu’à la restructuration des entreprises canadiennes. Ce sont des scénarios qui ont été invoqués.
La FADOQ, qui est en faveur du projet de loi C-228, a affirmé ce qui suit dans son mémoire :
Le Canada compte 11 juridictions différentes en matière de régimes de retraite, chacune ayant des exigences, des règles et des normes d’application différentes. La super-priorité en vertu du projet de loi C-228 est le meilleur moyen d’assurer une protection juste et équitable à tous les retraités à prestations déterminées dans le cadre très complexe de la réglementation des régimes de retraite au Canada.
C’est un peu là que se joue la partie, et l’Association canadienne des administrateurs de régime de retraite, qui est très critique à l’égard de ce projet de loi, remarque que le Canada serait le seul pays membre de l’OCDE, à l’exception de la Corée du Sud, à répondre à la situation problématique des régimes de pension agréés en cas de faillite d’entreprises au moyen d’une loi qui fonctionne par l’intermédiaire de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Alors que faire? Le Canada est très en retard par rapport aux autres pays, qui protègent leurs pensionnés et les futurs retraités du secteur privé. Ils préfèrent les régimes d’assurance pour les prestations. Les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Ontario ont adopté un tel régime. Il faut aller vers cette solution, mais comme vous le comprendrez, elle serait difficile à adopter, compte tenu du nombre de juridictions que nous avons au Canada.
Pour ma part, je pense qu’il est stratégique de voter en faveur de ce projet de loi actuellement, parce que cela nous obligera à réfléchir au cours des quatre prochaines années pour pouvoir en discuter plus en détail. Comme nous le demande le Conseil sur le vieillissement d’Ottawa, si nous votons en faveur de ce projet de loi, nous devrons effectuer des analyses subséquentes pour faire avancer ce dossier.
Le dossier de la retraite est très mauvaise posture au Canada. Nous avons des régimes publics qui donnent un minimum, ce qui est bien. Toutefois, les régimes de pension agréés sont nettement insuffisants.
J’espère que le Sénat fera bouger les choses. C’est sa mission et son devoir. Merci.