L’honorable Marty Klyne : Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le projet de loi C-18, qui vise à renforcer l’équité sur le marché des nouvelles et qui est parrainé par le sénateur Harder.
Ce projet de loi est un outil nécessaire afin d’uniformiser les règles du jeu pour les éditeurs canadiens. Depuis des années, l’industrie de l’édition se fait éclipser sans que le gouvernement intervienne. Les gouvernements sont restés les bras croisés pendant que l’industrie, qui était autrefois composée de journaux locaux qui appartenaient à des propriétaires locaux et qui avaient à cœur les histoires locales, a été supplantée par des conglomérats et les géants du Web. Ces grandes sociétés ont fait disparaître des journaux communautaires, consolidé de grands journaux et mis en place des plateformes en ligne qui sont devenues la source d’information la plus importante.
Les grandes entreprises technologiques comme Google et Facebook ont supplanté l’industrie canadienne de l’édition et elles sont loin de payer aux éditeurs un prix juste pour obtenir le droit de diffuser le fruit de leur travail. Le journalisme est un pilier de notre démocratie, et nous devons corriger cette situation. Le projet de loi C-18 est un début prometteur.
Le débat sur le projet de loi C-18 s’est concentré sur Google, le moteur de recherche le plus populaire au monde, et sur Meta, l’entreprise qui possède Facebook. Les deux plateformes sont utilisées par des millions de Canadiens et elles offrent des outils qui leur permettent de communiquer avec leurs amis et leur famille et d’accéder à de l’information.
Elles sont devenues des passerelles reliant les gens et les nouvelles, surtout les nouvelles locales. Malheureusement, aucune des entreprises ne s’est acquittée de la responsabilité inhérente à ce nouveau rôle, notamment en ce qui concerne la protection et la promotion de la liberté d’expression, et le traitement équitable des éditeurs canadiens lorsqu’elles diffusent le fruit de leur travail.
Ces géants du Web monétisent pour leur profit le travail de ceux qui publient du contenu en ligne, récoltent des données sur les lecteurs et cherchent à dominer le secteur de la publicité en ligne.
Dans le cadre de l’examen du projet de loi, j’ai mis à profit mon expérience d’ancien éditeur et PDG de deux quotidiens importants de Saskatchewan. C’est à cette époque que j’ai pu constater de première main ce qu’impliquait la gestion d’un journal à l’ère numérique. Le modèle d’affaires est simple : les éditeurs — qu’il s’agisse de publications en ligne ou de journaux au format papier — dépendent des revenus de la publicité et des abonnements pour financer leurs activités.
Les publicités servent à financer la salle de rédaction, le matériel et le salaire de tous ceux qui contribuent au miracle de la publication d’un quotidien, comme cela se fait depuis plus d’un siècle.
Ce système a bien fonctionné pendant des années, même lorsqu’Internet est arrivé et qu’il a chamboulé l’industrie. Or, de nos jours, la situation n’est plus la même et les éditeurs n’arrivent plus à obtenir une juste rémunération pour leur travail.
Permettez-moi de déboulonner certains mythes au sujet de ce projet de loi et de l’industrie de l’édition. Premièrement, j’aimerais réfuter l’idée voulant que les éditeurs aient fait peu d’effort pour adapter leurs produits lorsqu’Internet a commencé à s’implanter dans le secteur de l’édition. C’est une fausseté. Les éditeurs ont déployé énormément d’efforts pour présenter leurs produits sur de nombreuses plateformes. Ils ont adapté leur contenu de nouvelles et leur publicité, en fonction de la plateforme utilisée par le lecteur, soit l’ordinateur portable, le téléphone cellulaire, la tablette ou le journal. Malheureusement, ces efforts ont été contrecarrés par les pratiques publicitaires déloyales de Google, dont je parlerai plus en détail dans un moment.
Deuxièmement, je me penche sur les affirmations voulant que ce projet de loi serve à subventionner les médias traditionnels. Voilà encore une fausseté. Le projet de loi C-18 ne vise pas à préserver les vieux modèles, il vise à s’assurer que les éditeurs canadiens soient convenablement rémunérés pour leur travail. Le projet de loi C-18 n’a nullement pour but de soutenir les médias traditionnels.
Enfin, je tiens à ce qu’il soit clair que le partage du contenu de nouvelles d’une autre entreprise sans indemnisation adéquate ne constitue pas une bonne pratique commerciale. En fait, c’est une pratique injuste qui nuit à la liberté de presse. Priver les créateurs de contenu d’une rémunération adéquate nuit à la création. Bref, cela signifie qu’il y aura moins de contenu sur les plateformes et moins de nouvelles crédibles pour les Canadiens.
Évidemment, l’utilisation du travail d’une autre personne sans réciprocité n’est pas une nouveauté dans l’industrie de l’édition. Les stations de radio ont raffiné la pratique de la reprise laconique de l’information depuis des décennies. Cependant, avec l’avènement de plateformes comme Google et Facebook, cette pratique a atteint de nouveaux sommets.
Google n’est pas uniquement le principal moteur de recherche mondial, l’entreprise est devenue l’agence de publicité en ligne qui tient le haut du pavé numérique. Cette affirmation n’est pas exagérée. Google a effectivement la mainmise sur le marché du placement de la publicité en ligne et ses pratiques anticoncurrentielles font qu’il est difficile pour les éditeurs d’obtenir leur juste part du placement de la publicité et, partant, de prospérer et de payer leurs activités publicitaires.
Chers collègues, permettez-moi de présenter rapidement l’historique du volet publicitaire de Google et, du même coup, de définir en partie le problème à l’étude. Au début des années 2000, Google a commencé à accroître sa présence dans le monde de la publicité en ligne. Il semble que son objectif n’était pas seulement d’être concurrentiel dans ce domaine, mais bien de le dominer. Comme un article publié récemment dans le National Post le souligne : « Google n’avait pas pour stratégie de demeurer un moteur de recherche, mais plutôt de prendre de l’expansion et de contrôler toute la publicité en ligne. »
Atteindre cet objectif n’avait toutefois rien de simple. Pour contrôler la publicité en ligne, Google devait tout d’abord prendre le contrôle de ses concurrents. Au début des années 2000, Google a donc acquis DoubleClick, qui détenait une part de marché de 60 % dans le logiciel que les diffuseurs utilisaient pour vendre des publicités sur les sites Web. De prime abord, l’achat de DoubleClick par Google avait peut-être l’air d’une simple transaction d’affaires, mais il a changé à tout jamais la façon d’acheter et de vendre des publicités numériques. Grâce à l’achat de DoubleClick, Google possédait le marché: il avait désormais une énorme liste d’annonceurs et était propriétaire d’une grande partie de l’espace publicitaire en ligne.
Google était aussi propriétaire de AdX, un réseau d’échange de publicités qui créait des ponts entre acheteurs et vendeurs. L’entreprise avait donc pratiquement le monopole de la publicité en ligne; on pourrait peut-être parler d’un quasi-monopole. C’est encore le cas aujourd’hui, et les diffuseurs canadiens ont essayé en vain d’être compétitifs dans un monde numérique où les acheteurs, les vendeurs et les courtiers en publicité font tous affaire avec un petit nombre d’entreprises chapeautées par la même organisation.
Les chiffres ne mentent pas. Selon le département de la Justice des États-Unis, Google détient 90 % de l’inventaire du côté de la vente sur le marché de la publicité numérique. Autrement dit, Google contrôle la quasi-totalité de l’espace de marché que les éditeurs utilisent pour vendre des publicités sur leurs sites Web. Selon ses propres estimations, Google recueille « […] en moyenne plus de 30 % des recettes publicitaires qui transitent par ses produits technologiques de publicité numérique […] ». Je ne comprends pas pourquoi la Commission fédérale du commerce des États-Unis n’a pas bloqué l’acquisition de DoubleClick par Google en 2007, mais c’est la réalité avec laquelle les éditeurs doivent vivre.
La situation est devenue si grave que le procureur général des États-Unis a récemment intenté une poursuite antitrust contre Google pour avoir monopolisé les technologies de la publicité numérique. Le Royaume-Uni a lancé une poursuite semblable. La poursuite intentée par les États-Unis soutient que Google s’est engagée dans « […] une campagne systématique pour prendre le contrôle […] » du marché de la publicité en ligne, et estime en outre :
[…] qu’une concurrence accrue entre (sa plateforme publicitaire) AdX et les éditeurs […] augmenterait les revenus des éditeurs de 30 % à 40 %.
Ces statistiques soulignent un fait simple : les éditeurs canadiens sont obligés de faire affaire avec Google, parce que Google est pratiquement le seul joueur sur le marché. Ainsi, Google peut fixer les conditions et elle refuse d’accorder aux éditeurs leur juste part depuis des années.
Certains ont critiqué le projet de loi C-18 en disant qu’on s’en sert pour soutenir des éditeurs qui n’ont pas su s’adapter. Cela ne tient pas la route. Je le sais, parce que j’ai travaillé dans ce domaine à l’époque où les Canadiens ont fait leur entrée dans l’ère numérique. Les éditeurs traditionnels ont fait énormément d’efforts pour assurer la transition vers le Web, et on a vu apparaître bon nombre de nouveaux éditeurs privilégiant le numérique. Les éditeurs traditionnels et les nouvelles entreprises ont fait de leur mieux, mais ils ne pouvaient tout simplement pas et ne peuvent toujours pas soutenir la concurrence dans un domaine où on les empêche d’être rémunérés de manière équitable. Ce n’est pas que les éditeurs canadiens ne peuvent pas ou ne veulent pas s’adapter, et ils ne laissent pas entendre que l’argent de Google leur revient de droit. Ils demandent simplement à recevoir un montant équitable.
J’aimerais aussi parler de la façon dont Google a réagi publiquement au projet de loi C-18, et faire part de mes préoccupations à l’égard des mesures prises récemment par l’entreprise. En février, Google a pris la décision de restreindre l’accès des utilisateurs canadiens au contenu journalistique qui se trouve sur son moteur de recherche, et l’entreprise a expliqué que cela faisait partie des tests qu’elle effectuait en réponse au projet de loi. Lorsque Google a témoigné au Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes, le 10 mars, nous avons appris que les tests touchaient « […] moins de 4 % des utilisateurs canadiens ». Ce chiffre peut sembler modeste, mais quand on sait que Google compte plus de 30 millions d’utilisateurs au pays, cela représente plus de 1 million de Canadiens dont on restreint l’accès à du contenu journalistique.
Google a le droit d’apporter des changements à ses produits, de procéder à des tests et de modifier ses services. Rien de tout cela n’est remis en question. Toutefois, quand Google décide d’empêcher des Canadiens de voir des articles publiés par leurs éditeurs locaux, cela équivaut à de l’intimidation sur la place publique. Nous avons la responsabilité de dénoncer ce comportement.
Nous avons observé ce type d’agression de la part de Google et de Meta auparavant. En décembre 2020, le gouvernement australien a présenté une mesure législative qui obligeait Facebook et Google à payer les médias locaux pour avoir le droit de diffuser leur contenu. Entre le moment où la mesure législative a été présentée et le moment où elle a été adoptée, les deux entreprises ont déployé des efforts considérables en Australie pour résister à la loi. Google a menacé de retirer sa fonction de recherche du pays, et Facebook a empêché temporairement les nouvelles et les publications australiennes d’être diffusées sur sa plateforme. Selon des messages internes de l’entreprise qui ont fait l’objet d’une fuite, pendant cette période, Facebook est allé jusqu’à bloquer des pages des services de police locaux et du gouvernement qui contenaient de l’information sur la santé publique.
Les récentes actions de Google semblent indiquer que l’entreprise cherche la bagarre. Et maintenant, comme elle l’a fait en Australie, Facebook menace de bloquer les contenus de nouvelles au Canada si le projet de loi C-18 est adopté. Nous avons déjà une idée de la façon dont cela se passera : Google a finalement renoncé à sa menace de retirer son moteur de recherche de l’Australie, et Facebook a rétabli la fonction permettant de partager des articles d’actualité dans ce pays après quelques jours. J’espérais que ces deux entreprises tireraient des leçons de leurs expériences et qu’elles adopteraient une approche plus responsable au Canada, mais cela ne semble pas être le cas.
En menaçant de bloquer l’accès des Canadiens aux informations locales avant même la tenue du vote au Sénat, Google et Facebook ont fait ressortir la nécessité du projet de loi. Ces entreprises ont un pouvoir énorme sur ce que les Canadiens voient en ligne. En choisissant de restreindre l’accès des Canadiens, elles ont rappelé à ces mêmes Canadiens la valeur des nouvelles locales pour les collectivités. Elles leur ont rappelé qu’il leur est vital d’avoir accès à des nouvelles et à des informations locales qui sont éclairantes, intéressantes et divertissantes, et que des sociétés privées semblent s’attaquer à ce qui leur fournit non seulement des informations sur l’actualité, mais aussi, à bien des égards, un répit. Ces sociétés pourraient se rendre compte qu’une baisse de l’audience entraîne une baisse des recettes publicitaires.
Dans une mise à jour de son rapport de 2017 intitulé Le miroir éclaté, le Forum des politiques publiques indique :
Au Canada, chaque communauté continue de s’intéresser à ce qui se passe chez elle. Google et Facebook n’ont pas supprimé la soif de nouvelles locales. Mais les deux géants américains ont drainé la publicité qui était le pilier économique de la nouvelle locale.
Quand on examine les recettes publicitaires des journaux communautaires, on constate que ces mots sonnent juste. Médias d’Info Canada estime que les recettes publicitaires des journaux communautaires ont diminué de 66 %, passant de 1,21 milliard de dollars en 2011 à 411 millions de dollars en 2020.
Nous savons que cette mesure législative peut fonctionner; c’est ce que l’on a constaté en Australie. Depuis que ce pays a adopté sa mesure législative, Google et Facebook ont en effet conclu des ententes avec des éditeurs d’une valeur de 200 millions de dollars australiens par année. Le Canada a besoin du projet de loi C-18 pour que les éditeurs d’ici puissent continuer à faire ce qu’ils font le mieux : demander des comptes aux gens influents, ce qui, à toutes fins utiles, constitue un pilier de la démocratie.
Chers collègues, le journalisme crédible est la pierre angulaire de notre démocratie. J’appuie le projet de loi C-18, car il vise à soutenir le rôle du journalisme d’enquête dans notre société démocratique. Le journalisme joue un rôle important en exigeant des comptes des tenants du pouvoir. Il contribue à faire en sorte que les citoyens soient bien informés afin qu’ils puissent prendre des décisions éclairées au sujet des politiques qui affectent leur vie. Dans une société complexe et de plus en plus mondialisée, il est plus important que jamais d’être en mesure de filtrer les parasites afin de pouvoir trouver des sources d’information fiables. À cette fin, il faut exiger que des géants du Web comme Google et Facebook traitent de manière équitable les éditeurs canadiens et, par conséquent, le travail utile des journalistes d’enquête. Le Parlement peut faire en sorte que cela se réalise. En tant que sénateur, j’ai le devoir d’appuyer le projet de loi C-18. Je crois dans le renforcement de cette pierre angulaire de notre démocratie, et c’est pourquoi j’ai créé une bourse d’études en journalisme à l’Université de Regina. Chers collègues de tous les groupes, je vous prie de renvoyer rapidement ce projet de loi au comité.
Merci, hiy kitatamihin.